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J'enfonte aine...par Alain DamasioLa force des sculptures de Jean Fontaine relève de l’étude d’impact. Comme si chaque pièce, qui fonctionne par opposition, sur la discordance accordée, avait d’emblée cette puissance d’abouter le sensuel au sens pour un ressenti… insensé. Et dense. Écrire sur pareille œuvre impliquerait un texte contaminé, une forme de lexicofolie qui fasse pièce à la mécanofolie tout autant qu’aux fusions zoofolles et qui retrouve, dans la masse de la langue, matière à créer des hybrides efficaces. Je parlais d’impact par exemple. L’impact senti ? Oui. Mental ? Certes. Sauf qu’il est ici donné d’un jet : sentimental. Le principe de création est minimal, au fond très sobre. D’abord apposer l’opposé : femme et crocodile, cuisses lisses et mâchoire, corps et machine. Puis imposé le composé — femme-crocodile, corps-machine — ce que Jean appelle « faire prendre la greffe ». Car obliger l’œil à affronter l’hybride ne va pas de soi. Il faut visser la vision, qu’elle ne dévie ; il faut riveter le rêve, qu’il ne s’envole vers un onirisme prompt au sourire ou à l’anecdote. Le trompe-l’œil y pourvoit, qui passe par l’utilisation de l’échelle 1/1, les portions de corps moulés à taille réelle, tellement proches de nos habitudes visuelles que le malaise est presque inesquivable. Pourtant, très vite, on accepte. Après le choc initial, né de l’encastrement implacable, si doux et minutieux des règnes, le regard est comme tenu en laisse. Il se cabre mais résiste à la fuite, et bientôt s’apprivoise. Ça pourrait être bouffon, fantaisiste ou grotesque — c’est d’abord incroyablement serein, et souvent très beau. Car l’artisan, avec tout le bagage technique dont il est capable, travaille à unifier ce qui se crie incompatible. L’hétérogène s’homogénéise : par la couleur d’abord, par la texture et les patines, par cette continuité de matière qu’assure la métallisation des surfaces, parfois saignées de rouille. Plus profondément, chaque sculpture s’articule grâce aux continuités de forme, par la mise en correspondance des masses qui se prolongent et s’emboîtent : l’entrecuisse se réinvente commissure, les bustes fécondent des machines à écrire, des violes de gambe ou des accordéons, sans cassure et dans l’évidence soudainement révélée des volumes. Force de Fontaine dans ces coulées de bloc souple qui doivent tout à son sens intime des masses. Et force aussi de ses agencements mécaniques qui mordent si bien sur l’architecture du corps que la pièce semble avoir longtemps tourné avant de se figer, juste pour nos yeux, sur un socle, si calme qu’on la dirait prise dans la lave froide d’un Pompéi futur qui nous serait restitué par anticipation. Que ça ait l’air vrai — au moins possible, sans être jamais réaliste (piège du gore) ni surréaliste (trappe de la poésie facile). Tel est l’axe. Godard disait qu’entre une image et celle qui suit, il fallait la plus grande distance possible, le plus intense éclair entre les deux pôles électriques. Trop loin, le courant ne passe pas ; trop près, il passe, avec l’évidence de l’ennui. Entre un bassin de femme et le caméléon qu’il déverse au fil du tronc, l’écart est immense, que Jean Fontaine réduit, mais soutient aussi, à la terre et au feu. C’est que son art est d’abord recherche d’un état de tension entre une promiscuité impossible (chair et fer, peau et boulons, reptile et femme) et la proximité que pourtant il en tire, et qu’on reçoit presque comme harmonieuse. Les poses du corps sont sereines et volontiers classiques ; les machines sont données pour ce qu’elle sont, avec leurs rouages rustiques et leurs moteurs à nu. L’expressivité de la pièce ne naît que de cette confrontation calme — pas d’un travail qui porterait sur les surfaces expressives potentielles (torsion du corps, visage, action des machines). Le métal charnel n’a pas besoin de saigner, ni les bustes d’être scarifiés. Pas de plaie : des rivets nets. On parie sur le grondement de la terre. Et la terre est un matériau trop lourd pour être impunément torturé. Qu’on la laisse parler. C’est ce que fait Jean Fontaine. Il n’est pas donné à tout le monde de faire de l’imaginaire avec deux images inertes. Et de l’extraordinaire avec deux morceaux d’ordinaire. Encore moins de savoir trouver l’exacte distance, de caler avec un tel soin le décalage, pour que la sculpture livre autant d’intranquillité, de sensations érotique et trouble, sur un strict socle de maîtrise technique. Il y a une rouerie dans le traitement des inventions, que les écrivains de science-fiction exploitent à l’envi : celle de faire croire que ce qui sort flambant neuf de la main d’un créateur possède un vécu. Les sculptures de Fontaine portent à merveille leur patine muséale. Ses machines humaines ont fonctionné, longtemps, dans une époque qui vous surplombe. Vous arrivez trop tard. Ce qu’on vous montre ici, rouillé et fixe, c’est un futur usagé, des créatures has been : du steampunk. Le futur de Fontaine, c’est comme la révolution pour Baudrillard, elle a déjà eu lieu. Ce qui est sûr, c’est que l’œil touche et que la main voit. Les monstres que Fontaine façonne à la glaise jouent sur nos désirs bien plus que sur nos peurs. Les formes des femmes sont une source féconde : seins, fesses, bassin ou cuisses lèvent une envie qui s’accomplit dans le hiatus, par un saut de règne, vers la splendeur animale ou machinique. Et ça n’épuise rien, au contraire, ça redéploie la tension. L’érotisme affleure d’autant mieux que la machine l’encadre, l’enfile, et en valorise, par contraste, la sensualité. Quand ce n’est pas la machine elle-même qui séduit, ou une pure corne de verre ! Loin d’être rabattu sur le sexe, le désir fuite et fascicule, il est polymorphe au sens plein : donneur de formes. Il multiplie les êtres possibles. Ce plaisir d’amener à l’existence à ce qui ne pourra jamais marcher ou voler, cette joie des formes neuves sorties des mains, du crane et du four, cette façon de récompenser l’optique et l’haptique d’un même geste, emmène Jean loin des grimaciers du fantastique et des épouvanteurs. Fondé sur la création de monstres, l’art de Fontaine est au bout du compte une démonstration. De forces. En sculptant, il restitue une énergie primitive qui a quelque chose d’enfantin, de pulsif, de magique : celle de créer du vivant. Avec de la terre cuite. À partir de notre petit bagage d’homoncule : un souffle d’esprit, deux pouces opposables… Et quoi encore ? Ah oui, ce trou d’air, cette brèche bizarre qui fend les crânes d’os, l’imagination. « La nature a lieu, on n’y ajoutera pas » avait prévenu Mallarmé. Jean n’entend pas entrer en compétition avec la beauté naturelle, qui l’a toujours fasciné : une carapace d’insecte, des écailles de reptile, la perfection d’une corne, un phasme. Il est difficile pourtant de ne pas voir dans son travail un intense plaisir de démiurge et d’enfanteur. Dieu mis à la retraite, Jean « fait le job », dans son coin de Bourgogne, au son du clocher qui secoue l’atelier. Du four cubique, il sort des créatures oranges, flottantes dans une lumière extrême, faite de feu liquide. Il parle souvent de greffe, il pourrait parler de bouture ou de couture, bien que ses jupes soit de fonte et que le végétal, hors les cactus, l’inspire moins que les moteurs d’avion. Il dit que la terre est molle, pesante, difficile à structurer. Il la colle pour que ça décolle, s’allonge, prenne de la portance et de l’importance. Mais au fond, ces masses, cette rondeur, ces galbes, le toucher, ce poids, cette texture, lui conviennent très bien. Ils sont à l’image de l’homme et de son poids. Son œuvre est comme ça, terrestre et terrienne, moins terrifiante à affronter que terrifié, comme on dirait pétrifié, ou fortifiée. L’argile transcende tout, habite chaque volume, se déploie grâce à un savant jeu de cloisons, de symétries, d’équilibre, d’embase. L’enjeu ? Faire avec élégance une œuvre finalement très terre-à-terre qui s’appuie sur un savoir-fer… Hum… À quoi tient la joie que j’éprouve à découvrir une œuvre de Jean ? À l’humour, à la beauté classique du style, à l’épate que suscite une forme insolite ? Ou plus viscéralement à la façon dont il a su mettre la vie, mettre en vie, en vibration, le règne minéral et ses artefacts : moteur, pistons, valves, vis et jusqu’à la plaque de fonte des égouts, dont personne, avant lui, n’aurait pu penser qu’elle s’accouplerait avec un toucan tout con ? En métissant humain, animal et minéral, c’est comme s’il retrouvait un temps où la vie était encore une seule coulée de lave, un seul phylum puissant duquel tout va germer et se différencier. Bientôt. Quand la lave refroidira… Chaque fois que j’y reviens, ses œuvres semblent me dire : j’enfante cuisse, tronc, buste, pignon, hélice, yeux, poisson, bec. J’enfante mère et chimère, l’hybris et l’hybride, j’enfante boulons, vis, rivets, tôle, plaque, gaufre. Et j’enfonte chair et peau, cœur, crâne, neurones et mains coupés, tissu des jupes, corps des oiseaux nouveaux. Bien sûr, je prends des notes, alors, dans ma tête. J’oublie beaucoup, pourtant. Mais ce qui reste, comme un glyphe, c’est le nom du démiurge, quand il déplie sa vérité, verbe et nom accolés, sans lien ni article, comme deux mondes qui se percutent : j’enfonte aine… Crédit photo : Ulysse Maison d'Artistes, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons |